CHAPITRE 17
Ils installèrent Cabri sur la mule de Dellin. Même après s’être réveillé, le garçon paraissait étourdi. Quoi qu’on puisse lui dire, il restait assis, clignant bêtement des paupières à la manière d’un demeuré. Sa bouche était entrouverte et il fixait les mouvements des lèvres de Ki tandis qu’elle s’adressait à lui pour lui demander s’il allait bien.
— Je... crois. Je ne suis pas sûr.
Même ses paroles sortaient lentement. Ki se tourna vers Dellin.
— Lui ai-je fait mal à ce point ? s’enquit-elle d’un air inquiet.
— Non. Ce que vous voyez n’est pas le résultat de ce que vous avez fait, mais celui des actes de ses parents. Il n’a pas l’habitude de devoir écouter des mots pour en comprendre le sens. Il a grandi en écoutant les sentiments et en répondant à ce que les gens ressentaient envers lui plus qu’à ce qu’ils disaient. Maintenant, il lui faut apprendre. Et plus encore, il doit apprendre à ressentir ses propres sentiments sur les choses sans s’abreuver de ceux des gens qui l’entourent.
La mule avançait entre eux à un pas régulier, sans que Cabri ne fasse la moindre réponse aux commentaires de Dellin à son sujet.
— Lui arracher les yeux aurait été de ma part une chose plus douce à lui faire subir, commenta amèrement Dellin.
Le silence s’éleva entre eux tandis que Ki tentait de comprendre le vide qui devait à présent entourer Cabri. Pour la première fois de sa vie, le garçon était seul à l’intérieur de son crâne. Elle leva les yeux vers lui : son regard était fixé sur l’horizon et il était aussi vide et placide que celui d’un nouveau-né. Elle se remémora le passé, en tentant de se souvenir non de ce qu’elle avait dit mais de tout ce qu’elle avait ressenti à l’encontre de Cabri durant le temps qu’ils avaient passé ensemble. Elle grimaça. Comment avait-il vécu ces journées passées à l’intérieur du chariot lorsqu’elle le détestait et que Vandien avait voulu le tuer ? La honte qu’elle ressentit soudain lui donna l’impression d’étouffer.
— Regretter ne servira à rien, fit observer Dellin. Mieux vaut oublier. Je ne comprendrai jamais ce penchant qu’ont les humains à s’appesantir sur les mauvaises expériences du passé pour les laisser influencer leur futur.
— Est-ce que vous écoutez toujours les sentiments des gens ? demanda Ki.
Elle essayait de ne pas laisser paraître son irritation dans sa voix. Évidemment, cela ne l’empêchait pas de la ressentir.
— Uniquement ceux que je considère comme mes patients, répondit calmement Dellin.
— Je ne me considère pas comme ayant besoin de soins, qu’ils soient jores ou de quelque genre que ce soit, fit remarquer Ki. (Cette fois, elle avait laissé paraître son irritation.) La seule chose pour laquelle j’ai besoin de votre aide, c’est pour retrouver Vandien.
— Vous ne souhaitez pas tirer au clair cette mixture de sentiments que vous éprouvez pour lui avant de le rejoindre ? Ne pensez-vous pas que vous devriez vous pencher sur les raisons qui font que vous ressentez tant de colère envers quelqu’un à qui vous tenez tant ? Et qu’en est-il de la colère envers vous-même et du déni auquel vous devez sans cesse faire face ? Pourquoi cela vous cause-t-il tant de détresse de savoir que vous dépendez de lui, et pourquoi vous battez-vous sans cesse pour dissimuler, à ses yeux comme aux vôtres, la profondeur de vos sentiments pour lui ?
— Non.
Ki avait parlé d’une voix sèche.
— Non quoi ? demanda Dellin.
Elle perçut avec plaisir une note de surprise dans sa voix.
— Non à tout ça. Je n’ai pas besoin de comprendre ce que je ressens pour lui. J’ai vécu avec ça pendant des années et ça semble très bien fonctionner ainsi pour nous deux. « Si quelque chose n’est pas cassé, inutile de le réparer », disait souvent mon père. Non, Dellin, tout ce que je veux savoir de vous, c’est où il est, pour pouvoir le rattraper. Après quoi il faudra que je remette la main sur mes chevaux et mon chariot. Et que je trouve un moyen de remettre ma vie sur les rails, avec un paiement à la clef.
— Vous réalisez la façon dont vous vous cachez derrière ces soucis prosaïques ? Ecoutez-vous, en train de dire que vous devez le retrouver avant qu’il ne s’attire des ennuis ! Ne ressentez-vous pas plutôt la nécessité de le retrouver avant que vous ne tombiez sur des problèmes auxquels vous ne saurez faire face sans lui ?
Cette satanée mule était trop lente. À ce rythme, la nuit serait tombée avant même qu’ils n’aient atteint les faubourgs de Tekum. Et là, même si Dellin pouvait la mener directement à Vandien, elle se retrouverait coincée dans une ville hostile pleine de Brurjans sans avoir même de quoi se payer un repas, sans parler d’une chambre pour la nuit. Et comment allait-elle bien pouvoir retrouver la trace de son attelage et de son chariot ? Elle se tourna vers Dellin pour lui demander s’il avait la moindre suggestion et découvrit qu’il la fixait déjà de ses yeux sombres pleins de pitié.
— Tôt ou tard, vous devrez faire face à vos sentiments.
— Alors ce sera tard. Dellin, lorsque nous atteindrons Tekum, avez-vous un moyen quelconque de retrouver la trace de mes chevaux et...
Mais il secouait déjà la tête :
— Je ne peux pas aller à Tekum avec vous, dit-il avec douceur.
— Alors comment vais-je trouver...
— Vous le trouverez. Si vous vous contentez de faire confiance à votre instinct, vous irez probablement droit vers lui. Mais quoi qu’il advienne, je ne peux faire entrer Cabri à Tekum. C’est le festival, là-bas, et les rues sont pleines de bruits et d’émotions, trop pour moi, et largement trop pour un enfant sensible et inexpérimenté comme Gotheris.
— Mais alors pourquoi vous embêtez-vous à aller dans cette direction si vous ne comptez pas m’aider à le trouver ? demanda Ki d’un ton amer.
Il haussa les épaules.
— Le sens du devoir, peut-être. Je déteste voir une personne aussi confuse que vous l’êtes se perdre seule dans un endroit dangereux. La gratitude pour le fait que vous avez réussi à amener Gotheris jusqu’à moi, même si vous nous devez toujours le reste du trajet. Mais plus probablement, la curiosité. J’aimerais rencontrer ce Vandien auquel vous êtes si liée et qui a fait une telle impression sur Gotheris. Lorsque nous approcherons des limites de Tekum, je nous trouverai un endroit sûr et je vous laisserai continuer seule.
— Merveilleux, répondit Ki avec amertume. Merci beaucoup.
— Je ne comprends pas, les interrompit Gotheris.
— Tu veux dire que ses paroles ne correspondent pas à son expression ? suggéra Dellin.
Le garçon hocha la tête.
— Voilà, tu commences à apprendre, dit Dellin en lui souriant.
Et le sourire que Gotheris lui rendit fut enfin le sien propre.
La nuit tombait lorsqu’ils atteignirent les faubourgs de Tekum. Les fermes, auparavant disséminées, devenaient plus petites et se rapprochaient les unes des autres. Les ténèbres se rassemblaient tout autour, mais dans la ville devant eux, des torches illuminaient les rues et les sons des festivités parvenaient jusqu’aux oreilles de Ki. Elle distinguait les rues bordées d’arbres que Vandien et elle avaient parcourues auparavant. Cela semblait faire des siècles. Les branches des arbres étincelaient. Elle se frotta les yeux. Dellin s’arrêta et la mule s’immobilisa à leur côté. Il scruta les ténèbres quelques instants avant de pointer un endroit du doigt :
— Il y a une remise, là-bas. Le garçon et moi y passerons la nuit. Je ne ressens la présence de personne dans la maison. Vous viendrez nous y rejoindre au matin ?
Ki haussa les épaules. Elle se sentait fatiguée, frustrée et en colère.
— Je l’ignore. J’imagine que oui. Vous ne pourriez pas me donner une idée de l’endroit où je dois chercher Vandien ?
— Je n’en sais pas plus que vous n’en savez vous-même, si vous vouliez bien vous écouter. Il est là, quelque part. Le lien entre vous n’est pas un fil que l’on peut suivre mais plutôt comme l’écho de votre voix qui rebondirait vers vous. Allez-y en suivant vos sentiments pour lui, vous le trouverez.
— J’espère.
Ki tentait de purger sa voix de tout scepticisme. Elle devait être folle pour croire un traître mot des paroles de cet homme. Peut-être partait-elle à la recherche de Vandien simplement parce qu’elle désirait désespérément croire qu’il était en vie. Pour maintenir les ténèbres à distance.
Dellin tira la mule derrière lui pour traverser le pré. Elle écouta le crissement des sabots de l’animal dans l’herbe sèche jusqu’à ce que leurs silhouettes se perdent dans l’obscurité. Puis elle reprit sa route. La nuit semblait plus sombre à présent qu’elle marchait seule, et elle se surprit à rester sur le bord de la route, l’oreille dressée pour surprendre d’éventuels bruits de pas. Pourtant, lorsqu’elle croisait d’autres personnes, celles-ci ne lui prêtaient guère d’attention. Elle avait atteint la rue bordée d’arbres et distingua les morceaux de verre et les minuscules clochettes qui scintillaient en captant l’éclat jaune des torches. Les gens qui arpentaient les rues se comportaient comme si l’on était en pleine journée, et un jour de marché de surcroît. Un sentiment d’excitation retenue frémissait dans l’air nocturne. Les gens échangeaient des chuchotements rapides entrecoupés de nombreux rires. Ki se demanda ce qu’annonçait cette énergie qui traversait la nuit, puis écarta cette pensée de son esprit. Tant que cela occupait les gens, le phénomène lui convenait très bien. Elle se déplaçait dans les rues à la manière d’un fantôme, insensible à l’hilarité propre au festival. Elle restait dans l’ombre, concentrée sur sa recherche d’un homme aux cheveux et aux yeux sombres dont seul le sourire mince et biscornu maintenait son cœur en vie.
Elle dépassa des étals de cuisine, sentit les parfums tentateurs de pâte à pain en train de frire dans l’huile, de viande épicée et de soupe mise à mijoter. Son estomac se fit soudain entendre jusque dans sa gorge. Mais elle ne pouvait rien faire pour lui. Elle aurait dû demander à Dellin s’il avait de l’argent. Elle n’en avait pas sur elle et le chariot avait sans aucun doute été pillé. Elle tenta de s’inquiéter de cette soudaine destitution sociale mais n’y parvint pas. Elle devait d’abord trouver son homme ; après quoi tout le reste se mettrait en place. Ou pas.
Elle se retrouva dans la cour des Deux Canards. L’endroit était plein à craquer de chariots et de carrioles. Des animaux de monte, leurs mors retirés et du grain étalé devant eux étaient attachés à la rambarde. Du bruit et de la lumière jaillissaient de la porte ouverte. Autant commencer par là.
Elle se glissa par la porte, en minutant son entrée pour profiter de la sortie de trois hommes, et se dirigea vers la partie la moins éclairée de la pièce. La nuit était chaude mais un feu rugissait néanmoins dans la cheminée, au-dessus duquel rôtissait une pièce de viande. L’endroit était chaotique. Dans un coin, un harpiste bel homme mais musicien médiocre jouait au centre d’un cercle essentiellement composé de jeunes filles médusées. Elles ne semblaient pas gênées par les conversations à voix hautes qui retentissaient dans leurs dos ni par les soudaines bourrasques de rire ou de jurons qui éclataient occasionnellement. Ki s’empara d’une chope à moitié vide abandonnée par l’un des convives et s’appuya dos au mur en tentant de donner l’impression d’écouter le harpiste tandis qu’elle épiait les conversations alentour.
Le harpiste ne chantait pas non plus très bien. Ki entendit un homme annoncer à la femme avec laquelle il était qu’elle allait devoir dire à Broderick qu’elle ne pouvait plus le revoir. Elle entendit ensuite deux fermiers discuter pour savoir si les Ventchanteuses feraient pleuvoir juste avant que ne vienne le temps de faire les foins, comme elles l’avaient fait l’année précédente. Trois autres individus discutaient avec passion du tournoi d’escrime qui venait d’avoir lieu, en se disputant pour déterminer si quelqu’un pouvait avoir une bonne raison de se montrer aussi sauvage que cet homme l’avait été. Un groupe de jeunes gens à la table d’à côté jouait à un jeu consistant à deviner si les faces cachées de carreaux colorés étaient rouges, noires ou bleues.
Juste au moment où Ki allait abandonner la taverne pour en essayer une autre, elle entendit un nom qu’elle reconnut.
— Kellich n’aurait pas eu à agir comme ça ! disait un homme.
Il faisait partie de ceux qui discutaient un peu plus tôt d’escrime. Ki se rapprocha discrètement tout en maintenant son regard sur le harpiste roucoulant.
— Ça, tu l’as dit ! renchérit l’homme le plus petit du groupe. Kellich était un sacré épéiste. Il aurait gagné de manière propre, montré qu’il était le meilleur sans avoir à mutiler qui que ce soit. Ce bâtard n’était rien de plus qu’un boucher... un salopard de boucher. Blume ne survivra pas à cette nuit. Et il était sur le point de demander à Aria de se mettre en couple avec lui.
— Non.
L’homme qui venait de prendre la parole parlait d’une voix plus douce que les deux autres. Il repoussa une mèche de cheveux bruns loin de ses yeux.
— Je ne me réjouis pas plus que vous de ce qui est arrivé à Blume et Kurtis. Et ce qu’il a fait à Darnell n’était pas beau à voir. Mais c’est un épéiste, un vrai. Il n’a fait que rendre à chacun la monnaie de sa pièce. Kurtis et Blume ont pensé que ce serait facile et vite réglé ; ils n’essayaient même pas d’avoir l’air de se battre jusqu’à ce qu’il les blesse. Et Darnell, eh bien, s’il y avait un autre moyen d’arrêter Darnell, j’ignore ce que c’était. Mais lorsqu’il a affronté Farrick... Par le souffle de la lune, il fallait le voir pour le croire. Ce type est une fine lame et je jurerais que même Kellich n’avait pas une telle grâce.
— Conneries de balivernes !
Le petit homme avait l’air furieux que quelqu’un puisse le contredire. Il parlait comme s’il avait déjà absorbé plusieurs chopes de plus que ses compagnons.
— Toutes ces pauses et ces petits cliquetis de lames, ces mouvements vers le haut, puis en arrière... Ça ressemblait plus à une danse de printemps qu’à deux hommes avec des épées. Si tu veux mon avis, lui et Farrick se connaissent d’avant, sinon ils n’auraient pas pu bouger ensemble comme ça. On aurait dit des jongleurs, ou des acrobates, ou...
— Espèce de pousseur de charrue à tête dure, c’est de l’escrime Harperienne, lança le brun en riant. J’en avais déjà vue avant, quand je suis allé à la foire aux chevaux avec mon père, au nord. C’est comme ça que ça se pratique, même si ce que j’ai vu aujourd’hui faisait passer les combattants de la foire pour des gamins armés de bâtons. Ce qu’on dit sur Farrick doit être vrai : que sa famille avait des terres et des biens autrefois, et qu’il est descendu au sud quand...
— Farrick ne vaut pas mieux que nous. Je me fiche des manières qu’il peut affecter. Et cette escrime Harperienne dont tu parles, c’est plus une danse pour fillettes qu’une vraie manière d’utiliser son épée. Et Kellich aurait pu le transformer en chair à pâtée avant même qu’il ne s’approche s’il avait essayé ses petits pas de danse lorsqu’ils se sont battus.
— Kellich n’aurait même pas pu toucher sa lame s’ils s’étaient battus à la Harperienne !
— Bon sang, Yency, t’es en train de dire que cet étranger est meilleur que notre Kellich ?
Le petit homme leva sa chope sans aucune intention d’y boire. Le troisième homme s’empressa d’intervenir.
— Du calme, du calme, personne ne te cherche noise, mon vieux. Yency disait juste qu’il a aimé le style du gars, c’est tout. Et après tout, qu’est-ce qu’on s’en fiche, hein ? Demain nous dira bien ce qu’il en est.
Le pacificateur baissa brusquement la voix, dans un murmure que Ki eut du mal à capter :
— Si le duc est mort, nous dirons que l’homme était une fine lame. Mais dans tous les cas, l’étranger sera mort. Tu dois admettre, Yency, que lorsqu’il s’est battu avec Kellich, il s’est battu avec la mort. Même si ce pauvre fou l’ignorait. Paye-nous donc une autre tournée, Yency, et parlons d’autre chose.
Ki but une gorge de sa chope avant de se rappeler qu’il ne s’agissait pas de la sienne et de la reposer en hâte. Son esprit s’agitait pour reconstituer ce qu’elle avait entendu. Tout cela n’avait aucun sens. Elle s’était attendue à trouver Vandien pris en otage quelque part, probablement sérieusement blessé, peut-être à peine vivant. Mais de qui d’autre ces hommes auraient-ils pu parler ? Qui d’autre avait récemment battu Kellich à l’épée ? À partir de ce qu’ils avaient dit, il semblait que Vandien avait participé à la compétition d’escrime ce jour. Et qu’il avait gagné, en versant beaucoup de sang. Mais il n’aurait jamais agi ainsi ! Jamais il n’aurait tué dans le cadre d’une compétition. Et s’il avait été en mesure de se déplacer, il serait parti à sa recherche, il ne se serait pas enrôlé dans un concours d’escrime.
Elle se rapprocha de la porte et marqua un temps d’arrêt dans l’ombre, à l’extérieur. L’escrime Harperienne. C’était ce qu’il lui avait enseigné. Il lui avait dit qu’il s’agissait d’un style de combat ancien, peut-être le plus ancien connu, et qu’il se faisait rare. Mais cela ne pouvait pas être Vandien. Il devait s’agir d’un autre étranger arrivé en ville pour le festival. Elle allait se rendre ailleurs, pour observer et écouter. Où ? Elle songea à l’auberge, de l’autre côté de la ville, où ils s’étaient arrêtés auparavant. Aucune raison d’y aller, si ce n’est qu’ils s’y étaient rendus tous les deux par le passé. Suivre ses sentiments, avait dit Dellin. Elle tenta d’apaiser le trouble qui bouillonnait en elle, essaya de « ressentir » où Vandien se trouvait au milieu de cette ville pleine d’agitation. Rien. Le simple fait d’essayer était stupide. Elle songea brièvement à retourner à l’intérieur des Deux Canards pour tenter de coincer ce Yency et d’en apprendre plus à propos du tournoi d’escrime. Mais l’auberge des Deux Canards était le mauvais endroit pour attirer l’attention sur elle ; s’ils se souvenaient de la mort de Kellich, ils se souviendraient aussi de la femme qui accompagnait son meurtrier. Elle s’écarta du mur et entreprit de remonter la rue.
Elle se déplaçait au sein des zones d’ombre de la rue, évitant les torches au sommet des poteaux et les gens qui se rassemblaient autour, en bavardant, en riant et en agitant les mains pour éloigner les insectes. Elle entendit de nouveau parler des combats du jour, bien que le nom de Vandien ne fût jamais cité :
— L’étranger et le duc feront une sacrée paire, et qui s’inquiète de savoir lequel en sortira vivant ?
Ceux qui entouraient l’homme qui avait prononcé ces mots étaient partis d’un grand éclat de rire. Elle s’approcha de quelques pas dans l’espoir d’en entendre plus, mais fut distraite par la vision d’une femme vêtue d’une robe usée à large capuchon qui descendait la rue en hâte. Il y avait quelque chose d’étonnamment familier dans sa manière déterminée de marcher, et Ki la suivit en osant à peine croire à son impression.
Le temps de dépasser trois poteaux et elle fut certaine de son fait. Restant dans l’ombre, elle hâta le pas, ses bottes silencieuses dans l’épaisse poussière de la rue. Puis, profitant de la bande de ténèbres entre deux torches, Ki se jeta sur la femme, passant un bras autour de son cou en une prise asphyxiante avant de la tirer de force dans l’obscurité séparant deux bâtiments. La fille mordit en enfonçant profondément ses dents mais le tissu du chemisier de Ki était épais et elle surprit sa captive en poussant son avant-bras plus avant entre ses mâchoires. Réduite au silence, elle se débattit mais son vêtement ample la gênait et Ki était déterminée. À l’extrémité du passage se trouvait une botte de foin sale. Ki projeta Saule à terre au milieu du foin, la surplombant de toute sa taille.
— Que... Que voulez-vous de moi ? demanda Saule d’une voix tremblante.
— Vandien. Où est-il ?
— Ki !
La consternation perceptible dans la voix de la jeune fille surprit Ki. Mais elle n’en laissa rien voir et reposa sa question :
— Où sont Vandien, mon équipage et mon chariot ? Je sais que ta satanée rébellion s’est emparée d’eux et je veux les récupérer. Ou bien j’irai voir le duc pour lui donner des noms.
— Je ne sais pas !
Saule avait répondu trop vivement et il y avait trop de panique dans sa voix. Ki agrippa sa robe au niveau du torse et la releva de force. Sa colère avait à présent trouvé une cible et elle apportait une telle force avec elle que Ki sut qu’elle pourrait tuer cette fille de ses mains.
— Je veux les retrouver, gronda-t-elle.
— Vintner ! haleta soudain Saule. Vintner a pris le chariot et l’attelage.
— Et Vandien ?
— Je ne sais pas. Je vous jure que je n’en sais rien, Ki ! Les autres l’ont emmené. C’est comme ça que nous sommes, il n’y a personne qui connaisse le plan dans son ensemble. Je vous jure que je ne l’ai pas vu !
Ki la secoua.
— Mais tu peux apprendre où il est ?
— Je... Peut-être. Je ne sais pas et ils ne voudront pas me le dire mais je peux essayer. Je vous jure que je vais essayer. Mais vous ne devez pas aller voir le duc. Cela ruinerait tout... si le duc découvre tout cela maintenant, il tuera aussi Vandien. Je vous en prie, Ki. Je vous en prie.
Ki la crut. Il était impossible de ne pas percevoir la peur qui emplissait sa voix lorsqu’elle évoquait l’idée que Ki aille voir le duc. Elle disposait donc d’un moyen de pression sur eux. Et ce que disait Saule lorsqu’elle affirmait que personne ne connaissait le plan dans son ensemble correspondait à ce que Cabri lui avait expliqué au sujet des rebelles. Ki relâcha sa prise sur la robe de Saule.
— Voici ce que nous allons faire, articula-t-elle. D’abord, nous allons récupérer mon chariot et mes chevaux. Puis nous irons voir tes amis et nous leur ferons comprendre que je veux que Vandien soit libéré, intact, juste à la sortie de la ville, sur la route qui mène à Villena. Et que si ce n’est pas le cas, le duc apprendra non seulement tout ce que je sais mais aussi tout ce que Cabri sait au sujet de votre rébellion. Veux-tu parier que les Deux Canards ne seraient plus qu’une ruine fumante avant la tombée de la nuit ?
— Cabri... est vivant, lui aussi ?
Saule paraissait soudain stupéfaite.
— Oui, Saule. Il est en vie. Et il faudrait également mieux que Vandien le soit aussi. Sans quoi beaucoup de gens mourront avant demain soir. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
La voix de Saule tremblait déjà un peu moins :
— Je vais vous mener de suite à la ferme de Vintner, dit-elle d’un air décidé. Ses fils et lui sont sans doute encore quelque part en ville, au festival. Mais cela vaut mieux : je ne crois pas qu’il se séparerait de bon gré de l’attelage.
— Moi non plus, lui répondit Ki d’un ton acide.
Elle agrippa fermement la manche de Saule tandis qu’elles quittaient la ruelle. Ki se mit à sourire en hochant la tête tandis qu’elles marchaient, deux femmes profitant ensemble de la soirée.
La ferme de Vintner se situait de l’autre côté de Tekum, sur une route dans un état pire que tout ce que Ki avait jamais connu. Son nom avait autrefois fait sa fortune, mais à présent les cultures n’étaient plus que vignes brunes et maladives. De l’herbe rabougrie et des chardons agonisaient entre les vignes et sur le bord de la route. Même dans la fraîcheur nocturne, il flottait sur les lieux une odeur de poussière et de mort. Aucune lumière n’était visible aux fenêtres de la maison. Un chien de garde solitaire s’avança vers elle avec le dos arqué et sa queue mitée entre les jambes. Ki le flatta d’un air absent.
— Par-derrière, souffla Saule comme si l’immobilité de l’endroit rendait toute parole sacrilège.
Elle avait vu juste. Le chariot avait été tiré près d’un appentis contenant des cuves de bois depuis longtemps vides de fruits. Même dans le noir, un simple coup d’œil suffit à Ki pour voir que son chariot avait été pillé. Elle remit pied à terre et se tourna vers Saule.
— Où sont mes affaires ? s’enquit-elle froidement.
Saule haussa les épaules avec un air éloquent :
— Un peu partout, à présent. Elles ont été distribuées à ceux qui en avaient le plus besoin.
— Et le fait que j’en aie besoin n’a pas été considéré ? demanda Ki d’un ton acide.
Saule haussa de nouveau les épaules. Et même au milieu des ténèbres, Ki vit que ses yeux pâles n’exprimaient aucune émotion. Les personnes-bientôt-mortes n’avaient besoin de rien. Ki sentit un frisson glacé glisser le long de son échine et s’enrouler autour de son estomac.
— Ce que j’aimerais vraiment savoir, reprit-elle sur le ton de la conversation, c’est comment distinguer des patrouilles Brurjans des guerriers de la liberté rebelles. Les deux semblent partager le même goût pour le pillage des voyageurs.
Les yeux de Saule s’embrasèrent soudain.
— Vous ne vous permettez de dire cela que parce que vous n’avez aucune idée des privations que nous avons connues ces dernières années. Lorsqu’une couverture pour votre enfant devient un luxe, qu’un morceau de viande pour donner du goût à la soupe est un privilège, ou que la perte d’un fer sur votre mule devient une tragédie familiale...
— Les gens au festival ce soir n’avaient pas l’air de trop souffrir. Les gens pauvres ne s’entassent pas dans les tavernes pour dépenser leur argent en pains chauds et en brochettes de viande.
— Pas d’habitude. C’est rarement comme ça. Mais ce soir, c’est le cas, car la rébellion leur a redonné espoir. Ce soir, ils pensent que les choses pourraient s’améliorer et ils se rappellent comment était la vie quand la duchesse nous maintenait dans les bonnes grâces des Ventchanteuses, quand cette vallée était prospère, quand tout Loveran était une terre verdoyante.
Sa voix était empreinte de ferveur. Inutile d’essayer de discuter, estima Ki.
— Et mes chevaux ? interrogea-t-elle.
Elle se demanda si elle pourrait récupérer de l’argent en plus de Vandien en faisant valoir sa menace d’aller parler au duc mais décida de ne pas en parler à Saule pour l’instant.
— Il y a une vieille écurie, sur la colline. Il les a sûrement installés là-bas.
— Montre-moi.
Les deux chevaux émirent un petit hennissement de bienvenue à l’intention de Ki. Un peu d’herbe sèche était étalée dans la mangeoire qu’ils partageaient, de même qu’un fond d’eau saumâtre dans un abreuvoir. Ki passa la main sur l’encolure de Sigurd et sentit de la poussière mêlée de sueur. Elle était prête à parier qu’ils n’avaient pas été brossés depuis qu’on les lui avait pris.
— J’imagine que Vintner est si pauvre que les étriller est un luxe qu’il ne peut pas se permettre ? lança-t-elle.
Saule ne répondit pas. Ki se retourna à temps vers elle pour entendre la lourde porte de la grange se refermer avec un bruit sourd. Son épaule s’écrasa contre le panneau moins d’une seconde après que Saule n’eut remis en place la barre qui le maintenait fermé. Les planches usées tremblèrent sous l’impact du corps de Ki mais ne cédèrent pas.
— Bon sang, Saule, laisse-moi sortir !
Il n’y eut aucune réponse, mais Ki sentait encore la présence de Saule de l’autre côté de la porte, qui écoutait en silence.
— Cet endroit ne me retiendra pas longtemps. Il y a des outils ici, et je serai sortie d’ici au matin. Et alors le duc entendra tout ce que je sais, Saule. La moindre information !
— Il sera mort d’ici là, annonça calmement Saule.
Elle parlait sur le ton de la conversation, comme si elle ne se souciait guère d’être entendue ou non de Ki.
— D’ici au matin, la rébellion aura abouti. Vandien aura tué le duc. Cela doit se passer ainsi, Ki. Sinon, la mort de Kellich n’aura eu aucun sens. J’espère que vous pouvez comprendre ça.
— Je te verrai en enfer ! rugit Ki, prise d’une soudaine furie.
Mais Saule continuait de parler sans se préoccuper du vacarme que Ki pouvait faire et, pour la première fois, celle-ci perçut une note de folie dans la voix de la jeune fille.
— ... lame était empoisonnée. Donc il mourra de toute façon, c’est inévitable. Ainsi, au moins sa mort sert à quelque chose. Même Vandien a fini par l’admettre. La mort peut avoir du sens si elle est offerte au service d’une cause plus noble. Il a tué deux hommes aujourd’hui, il en a blessé un autre et a mutilé une jeune femme. Mais cela n’était pas sans raison. Ces morts étaient nécessaires pour le placer dans la position de tuer le duc.
— Je ne te crois pas ! (Ki se sentit prise d’un violent dégoût accompagné de la peur que Saule ne mente pas.) Laisse-moi sortir !
Saule parlait d’une voix douce :
— Vandien est à notre service, à présent, il a pris la place de Kellich. Il nous a rejoints rapidement, une fois qu’il vous a crue morte et qu’il a accepté le fait qu’il était mourant. Je crois que savoir qu’il va mourir peut faire ressortir le meilleur d’un homme. On se souviendra de Vandien, Ki. Trouvez du réconfort dans cette idée.
Saule s’arrêta de parler mais Ki ne trouva rien à dire. Ce flot de paroles n’avait aucun sens, de toute façon. Ce n’est qu’après que le silence se fut étiré jusqu’au point de rupture qu’elle demanda à l’obscurité :
— Saule ?
Mais il n’y eut aucune réponse, pas même le souffle d’une respiration. Saule était partie.
Ki s’accroupit dans le noir pour tenter de réfléchir. Mais quelle que soit la manière dont elle tournait les paroles de Saule, celles-ci paraissaient n’avoir aucun sens. Pour une raison ou une autre, la fille mentait. Vandien n’aurait jamais tué qui que ce soit durant un tournoi. Et même s’il avait développé une soudaine ferveur envers la cause des rebelles, elle ne pouvait l’imaginer endosser le rôle d’un assassin. Rien de tout cela n’avait de sens. Saule devait être en train de mentir. L’homme qu’elle connaissait était incapable d’un tel carnage. Mais les autres individus dont elle avait écouté la conversation dans la taverne... Elle se sentit soudain vaciller. Quelque chose en elle s’écroula. Elle se sentait trahie, non seulement par Vandien mais aussi par elle-même. Elle avait aimé un homme sans jamais vraiment le connaître. La colère le disputait à la douleur. Elle choisit la colère. Elle se releva et entreprit de suivre à tâtons les parois de l’écurie à la recherche d’outils qui lui permettraient de venir à bout des vieilles planches de bois.